Bernard Aulagne
Président, Association Coénove
Quels sont les besoins de flexibilité du système électrique français ?
Bernard Aulagne : Contrairement au gaz, l’électricité ne se stocke pas ou dans de faibles quantités. Cela explique le nécessaire développement d’une véritable ingénierie de la flexibilité, sachant qu’un des meilleurs leviers pour limiter ce travail complexe serait de ne pas tout miser sur l’électricité. Cependant, RTE a publié, en octobre 2021, différents scénarios sur le mix électrique à l’horizon 2050. Malgré les avantages indéniables de l’infrastructure gazière, aucun de ces scénarios n’accorde une grande place au gaz pour répondre aux besoins de flexibilité, c’est à-dire à la recherche permanente d’une adéquation entre la production et la consommation d'électricité. Les besoins de flexibilité existent déjà aujourd’hui, en particulier dans le bâtiment du fait du décalage de puissance appelée entre hiver et été, pour les besoins de chauffage. Nous avons réalisé une étude sur la pointe électrique : en 2017, ce besoin maximal de puissance, tous usages et énergies, s’élevait à 330 GW, dont seulement un tiers couvert par l’électricité. À la pointe, c’est aujourd’hui majoritairement le gaz qui permet de répondre aux besoins, notamment de chauffage. Avec la poursuite du développement du chauffage électrique, de nouveaux moyens de production devront être mobilisés rapidement pour faire face à la demande.
D’autant que les usages se développent...
B.A. : L’approvisionnement en électricité est déjà tendu en hiver, compte tenu de la disponibilité du parc nucléaire et de la fluctuation des énergies renouvelables… Ce qu’accentue encore l’électrification massive des usages, notamment le chauffage, souhaitée par l’administration, dans le bâtiment ou avec l’essor du véhicule électrique. Les besoins croissants d’électricité vont donc amplifier le besoin de flexibilité.
Justement, comment fait-on de la flexibilité ?
B.A. : La flexibilité s’exerce au niveau de la production ou de la demande. Au niveau de la production, elle est encore accrue par le développement des énergies renouvelables, difficiles à stocker et à prévoir en raison de leur caractère intermittent. D’où la nécessité de disposer de capacités de production complémentaires, pilotables et mobilisables rapidement, à l’image des centrales gaz. La flexibilité passe également par l’action sur la demande, notamment par des effacements de puissance, en particulier chez les industriels. En fait, plutôt que de tout miser sur l’électricité, une autre solution est d’utiliser directement du gaz renouvelable pour satisfaire les usages, et notamment alimenter des chaudières de manière décarbonée. Un autre levier est la PAC hybride, qui permet de basculer d’une pompe à chaleur vers une chaudière gaz THPE avec une régulation embarquée, en fonction de la température extérieure ou de la saturation du réseau électrique et ainsi de le soulager. Cette technologie existe depuis plusieurs années et continue son développement. RTE en reconnaît l’intérêt et prévoit un parc de 2,5 millions d’unités en 2050, là où nous estimons chez Coénove un optimum de 6 millions d’installations.
Qu’est-ce qu’un agrégateur de flexibilités électriques ?
Mathieu Pauwels : Le système électrique a besoin d’être équilibré en temps réel, ce qui est du ressort du gestionnaire du réseau de transport d’électricité (RTE). Au lieu de faire appel à des centrales thermiques, il est possible de réduire et piloter la consommation d’industriels et de bâtiments tertiaires. L’agrégateur fait le lien entre RTE et les industriels pour moduler leurs consommations en temps réel. Dès 2009, Energy Pool a été le premier à mettre en place ce type de service sur les marchés français de l’électricité. Nous travaillons désormais aussi avec des centrales de production afin de valoriser leur flexibilité sur le marché de l’énergie (énergies renouvelables, cogénérations…).
Quelle place occupe le gaz dans ces mécanismes de flexibilité électrique ?
M. P. : Le gaz a l’avantage de pouvoir être stocké, contrairement à l’électricité qui doit être consommée en temps réel sur le réseau. En faisant tampon entre production et consommation, le réseau gazier apporte une souplesse qui fait défaut à l’électricité. Le gaz peut également être utilisé pour produire de l’électricité, notamment par la cogénération qui offre une grande flexibilité par sa rapidité de démarrage et sa disponibilité.
Et la cogénération ?
M. P. : En 2020, les pouvoirs publics n’ont pas prolongé le tarif d’obligation d’achat (aka C16 et CR16). Les propriétaires de cogénérations qui arrivent au terme de leur contrat d’achat, ou ceux qui souhaitent lancer un nouveau projet de cogénération, doivent trouver un nouveau mode de valorisation pour l’électricité produite. Ces cogénérations peuvent, dès aujourd’hui, trouver des compléments de revenu via la valorisation de leur flexibilité. Des contrats sur-mesure sont possibles en fonction des spécificités de chaque centrale. Cette source de revenus me semble d’autant plus importante à considérer que les besoins d’équilibrage sont en forte croissance renforcés par l’intégration des énergies renouvelables intermittentes.
Mathieu Pauwels
responsable technique d’Energy Pool
Antoine Millot
responsable développement d’Énergie Transfert Thermique (ETT)
Les systèmes hybrides, comme le rooftop hybride ou encore la PAC hybride, apparaissent comme une technologie particulièrement intéressante pour apporter de la flexibilité
M. P. : Le rooftop hybride (comme la PAC hybride) permet de basculer à tout moment d’un chauffage électrique à un chauffage au gaz sans compromettre le confort et ainsi de choisir la source d’énergie la moins onéreuse et/ou la moins carbonée. Cette flexibilité peut également être mise à profit pour soutenir le réseau électrique. Elle apporte alors un complément de revenu qui rend la solution hybride plus compétitive qu’une solution purement gaz. C’est cette flexibilité qu’Energy Pool peut valoriser.
Qu’est-ce qu’un rooftop hybride ?
Antoine Millot : Nous commercialisons une gamme de rooftops modulaires, avec une pompe à chaleur en standard à laquelle peut s’ajouter un module chaudière. Pour le chauffage ; il est ainsi possible d’utiliser un échangeur à air (pompe à chaleur) ou à eau (chaudière). Selon le dimensionnement, la chaudière peut venir en appoint pour compléter la puissance thermodynamique (lorsque les besoins de froid sont moins importants que les besoins de chaleur), pour les phases de dégivrage ou se substituer entièrement à la pompe à chaleur.
Comment s’effectue la bascule entre les deux énergies ?
A.M. : Le principe de fonctionnement initial du rooftop hybride consiste à définir une température extérieure à partir de laquelle la priorité est donnée au chauffage au gaz. De base, les machines ne fonctionnent donc pas en effacement. En 2018, dans le cadre du projet européen INTERFLEX*, nous avons développé une régulation innovante pour permettre l’accès à distance d’un rooftop hybride installé dans un gymnase à Carros, près de Nice. L’agrégateur d’électricité avait ainsi la possibilité de basculer d’un fonctionnement 100 % électrique à un fonctionnement 100 % gaz en fonction des contraintes rencontrées sur le réseau de distribution d’électricité.
Quel bilan peut-on en tirer ?
A.M. : Ce démonstrateur piloté par GRDF et Enedis a fonctionné une année et mis en évidence l’intérêt de cette solution hybride pour la flexibilité. Depuis cette expérimentation, le marché s’est développé et la flexibilité gaz se monnaie désormais par la vente de kW délestés sur le réseau d’électricité. Le retour sur investissement est de l’ordre de quatre à cinq ans pour un rooftop hybride avec revente des kW délestés, en dimensionnant la chaudière pour couvrir les besoins complets de chauffage.
Le gaz présente aussi des avantages pour le fonctionnement du rooftop en hiver…
A.M. : En effet, cela permet de ne pas surdimensionner la pompe à chaleur dont les besoins sont dimensionnés pour le froid. On réduit aussi les coûts de câblage et d’abonnement électrique, et potentiellement un surcoût de renforcement réseau. Et on évite l’utilisation d’un appoint électrique quand la température baisse et que les performances de la thermodynamique chutent, sans cycle de dégivrage.
- L’augmentation des usages (numérique, véhicules électriques…) et de la production intermittente d’électricité (solaire et éolien) accroissent les besoins de flexibilité du réseau électrique.
- Le gaz, qui contribue majoritairement à répondre aux besoins électriques en période de pointe hivernale, dispose de nombreux atouts pour y participer : réseau de distribution et de stockage, gaz renouvelable et systèmes hybrides.
- La flexibilité, qui se monnaie désormais sur les marchés de l’électricité, diminue le retour sur investissement de ces produits et apporte un complément de rémunération aux cogénérations.
* Projet européen coordonné par Enedis où ont été testées plusieurs technologies d’effacement